D'autres couleurs
Lire et relire Orhan Pamuk, Istanbul étant l'un des plus beaux guides de la ville à déguster avant et après ...
J’ai vécu l’Istanbul de mon
enfance comme un lieu en deux teintes, à moitié obscur, couleur de
plomb, dans le style des photographies en noir et blanc ; c’est aussi
ainsi qu’il m’en souvient. Bien que j’aie grandi dans la semi-obscurité
d’une maison-musée à l’ambiance pesante, je lui dois sans doute une
part de ma passion pour les espaces intérieurs. L’extérieur, les rues,
les avenues, les quartiers éloignés m’ont toujours fait l’impression
d’être des lieux dangereux, comme sortis de films de gangsters en noir
et blanc.
J’ai toujours préféré l’hiver à l’été d’Istanbul. J’aime
contempler les crépuscules précoces, les arbres dénudés qui tremblent
dans le poyraz, et, au cours des jours de transition de l’automne à
l’hiver, les gens qui rentrent chez eux à pas empressés, par les rues à
demi-obscures, vêtus de leur manteau noir et de leur veste. Et les murs
des anciens immeubles et des konak en bois effondrés, qui prennent une
teinte propre à Istanbul, fruit de l’absence d’entretien et de
peinture, éveillent en moi une agréable tristesse et le plaisir de la
contemplation.
.../...
Dans ma tête, les artères de
Beyoglu, et ses recoins ténébreux clignotaient comme des néons,
m'incitant à fuir tout en me culpabilisant. Comme je pouvais le sentir
dans des moments de colère et de sensibilité exacerbée, toutes ces rues
plongées dans une semi-obscurité, à la fois attirantes, sales et
sordides que j'aimais tant, avaient depuis longtemps pris la place de
ce deuxième monde dans lequel je pouvais m'échapper. Je savais que ce
soir-là il n'éclaterait pas de dispute entre ma mère et moi, que peu
après je passerais la porte, et fuirais vers ces rues qui
m'apporteraient consolation et réconfort ; puis, après avoir longuement
marché, je rentrerais au milieu de la nuit et m'assiérais à ma table
pour restituer quelque chose de l'atmosphère et de l'alchimie de ces
rues."Je ne serai pas peintre, dis-je, moi, je serai écrivain".
Orhan Pamuk
Istanbul